Traversées de la Manche : le Royaume-Uni pourra-t-il se maintenir à flot face à la crise migratoire ?

Retour sur un enjeu de l’actuelle crise politique britannique à travers les nombreux articles qu’il a suscité dans la presse allemande, lue pour nous par Ethan Mott, étudiant britannique en séjour Erasmus à l’ISIT.

Par Ethan MOTT

Depuis son entrée en fonction le 25 octobre, le gouvernement du Premier ministre britannique Rishi Sunak est enlisé dans la crise provoquée par « l’explosion des migrants qui traversent la Manche à bord de petites embarcations » (FAZ-21 nov. 22, voir références en bas de l’article). Le parti conservateur au pouvoir s’est engagé à mettre fin à cette « invasion » (Der Spiegel-1er nov. 22) mais, ce faisant, il suscite l’indignation tant au niveau national qu’international. Alors que les réputations du gouvernement, du Premier ministre et de la ministre de l’Intérieur sont remises en question, on ne sait vraiment pas comment cette crise sera résolue. La presse allemande s’est passionnée pour la question, se faisant abondamment l’écho des événements et enquêtant sur leur contexte.

« Bien qu’on puisse percevoir le système de migration légale comme plus transparent et plus équitable qu’avant, l’immigration illégale est devenue véritablement incontrôlable », expose le quotidien allemand conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ-21 nov. 22). Depuis le début de l’année, ce sont approximativement 44 000 personnes migrantes qui ont réussi à traverser la Manche depuis le nord de la France et de la Belgique. Toutefois, tout le monde n’a pas survécu à ce voyage périlleux : en une seule semaine fin 2022, quatre personnes migrantes, dont un adolescent, se sont noyées dans le chavirement de leur embarcation qui transportait entre 30 et 50 personnes (Sky News, 15 déc. 22). La nationalité des trafiquants d’êtres humains qui coordonnent les traversées dans la Manche a changé au fil des ans, et parallèlement, « la nationalité des migrants a également changé », enquête la FAZ : les données actuelles publiées par le ministère de l’Intérieur britannique montrent ainsi que « désormais, les Albanais constituent le plus grand groupe de migrants, représentant 42% de ceux qui traversent la Manche » ; les « autres groupes principaux sont […] les Afghans, les Iraniens, les Irakiens et les Syriens. Il faut pourtant mentionner qu’il y a des problèmes d’estimation à prendre en compte car de nombreux migrants détruisent leurs passeports avant d’arriver en Angleterre » (FAZ-21 nov. 22).  En d’autres termes, il est difficile de connaître les vrais chiffres.

Le voyage vers le Royaume-Uni peut être dangereux. Mais, même à l’arrivée, les migrants se heurtent à de sombres conditions. Rien ne symbolise mieux l’environnement hostile auquel sont confrontés ces personnes migrantes que le centre de migration de Manston, dans le Kent. Mal préparé pour faire face au grand nombre d’arrivées, le centre, qui avait déjà été victime d’un attentat terroriste de l’extrême droite, aurait selon le magazine Spiegel accueilli par moments jusqu’à plus de « 4000 migrants— alors qu’il n’aurait dû en accueillir que 1000 au maximum — dans des conditions dignes d’une prison, y compris pour les enfants : dans le sud de l’Angleterre, la politique migratoire « compatissante » du gouvernement conservateur s’affiche au grand jour. » (Der Spiegel-4 nov 22).

Ces conditions hostiles ne sont pas surprenantes quand la ministre de l’Intérieur en personne, Suella Braverman, décrivait le 31 octobre les vagues récentes de migration en termes d’invasion. « La ministre, qui est membre de l’aile droite du parti conservateur, avait déclaré devant le Parlement que le peuple britannique a[vait] selon elle le droit de savoir quel parti montre une réelle volonté d’arrêter l’invasion sur les côtes du sud de l’Angleterre. » (Der Spiegel-4 nov. 22)Par sa rhétorique xénophobe, Braverman suit directement les traces de sa prédécesseuse, Priti Patel, laquelle avait faussement affirmé à l’été 2022 « que 70% des nouveaux arrivants ne pouvaient pas être classés comme de « véritables demandeurs d’asile », mais plutôt comme des « migrants économiques » (FAZ-21 nov. 22).

Les remarques incendiaires de la ministre de l’Intérieur devant le Parlement ont été accueillies très fraichement dans le pays et à l’étranger. Le parti de l’opposition travailliste ainsi « l’a accusée d’encourager les tendances racistes et d’extrême droite », — un rapprochement particulièrement fort à la lumière de « l’attentat terroriste contre le centre Manston, où un homme a lancé des cocktails Molotov au centre de rétention. »(Der Spiegel-1er nov. 22).

L’indignation soulevée par les discours de Braverman a suscité un ressentiment particulier parmi les personnes d’origine albanaise, expose le quotidien national allemand Süddeutsche Zeitung (SZ). Le Premier ministre albanais, Edi Rama, s’est ainsi exprimé en réaction à la rhétorique de Braverman afin de « critiquer fortement la stigmatisation des immigrants albanais à Londres comme criminels et parasites de l’aide sociale. Il s’est exclamé qu’il fallait que le Royaume-Uni lutte contre les gangs criminels de toutes nationalités et cesse de discriminer les Albanais dans le but de détourner l’attention de son propre échec politique. » (SZ).

C’est précisément cet échec politique à réduire drastiquement le nombre des traversées de la Manche qui ternit le nouveau gouvernement Sunak – un gouvernement qui « adopte une ligne dure sur l’immigration » (Taggeschau). Suella Braverman a beau manier un langage dur au Parlement, beaucoup se demandent si elle et son gouvernement tiendront leurs promesses. C’est pour cette raison aussi que « certains à Londres ont affiché leur surprise lorsque des photos ont émergé de Paris montrant la ministre de l’Intérieur Suella Braverman et son homologue français Gérald Darmanin signant un nouvel accord », s’amuse la Franfurter Allgemeine Zeitung (FAZ-14 nov 22).

Les deux ministres de l’Intérieur, qui sont tous deux « sous pression dans leur pays pour ne pas avoir fait assez afin d’empêcher les migrants de passer de la France à l’Angleterre », comme le rapporte le site web du journal télévisé Tagesschau, ont signé en effet le lundi 14 novembre un accord prévoyant « jusqu’à 350 forces de sécurité supplémentaires, des drones et des chiens renifleurs pour dissuader les migrants de traverser la Manche » (Taggeschau). L’accord promet d’augmenter la présence policière de 40%, mais les 72 millions d’euros que le Royaume-Uni versera à la France pour patrouiller le long des côtes françaises ont fait froncer les sourcils (ibid.). Beaucoup restent sceptiques en outre face au nouveau document franco-britannique et « très rares sont ceux qui croient à l’effet durable de cet accord. Certes, les gendarmes français (avec l’aide des Britanniques) déjouent chaque année davantage de traversées illégales, mais le nombre de traversées réussies augmente encore plus rapidement », résume la Frankfurter Allgemeine (FAZ-21 nov. 22).

Tourmente en mer, sur terre et au Parlement : la crise migratoire jette une ombre sur le Royaume-Uni, sans solution prévisible. Alors que le gouvernement Sunak a promis de s’attaquer à cette crise, les migrants continuent de traverser la Manche, d’être laissés à des conditions inhumaines dans les centres de détention, et de mourir en mer.

(Traductions des extraits cités par Ethan Mott)

Références :

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